La Conduite d'un Projet de Développement : les Bons Critères

Douglas Ort, M.Div. à Queen's University, Kingston, Ontario

Mon activité principale étant la psychothérapie des groupes familiaux, je travaille quotidiennement avec des hommes, des femmes, des couples et des familles, notamment au sein de mon atelier "familles". Ensemble nous nous fixons les buts à atteindre pour résoudre certains problèmes, et nous efforçons de les réaliser.
Il m'arrive aussi d'enseigner la technique de l'atelier à d'autres professionnels. Les participants de ces séminaires apprennent à développer des relations humaines plus saines et une pensée plus structurée.
Le but du présent article est d'aider les chefs de projet du groupe "seul-edu", et d'autres, à clarifier et à préciser leur pensée et leur rôle, ce qui devrait les amener à un fonctionnement plus productif et donc à une meilleure qualité pour leurs travaux.

Indépendamment du problème posé, celui pour lequel on vient me consulter, je commence toujours par énoncer un principe de base : le management fait tout. Tout problème relationnel a quelque chose à voir avec un échec du rôle dominant. La résolution des problèmes comme la qualité des projets et la santé générale du système : tout s'améliore quand la direction fonctionne bien.

Cet article traite de la position de chef, pas de psychothérapie. Je ne voudrais pas avoir l'air d'appliquer abusivement des techniques de psychothérapie au monde de seul-edu, mais bien plutôt d'énoncer quelques principes fondamentaux qui régissent le contrôle de soi, la vision à long terme et la capacité de concentration. Je cherche moins à offrir les moyens de diriger qu'à définir le mieux possible la capacité de le faire. Car à l'origine de tous les bons projets de développement se trouvait l'initiateur et sa personnalité, et ceci ne vaut pas uniquement pour les aspects purement techniques.

Traditionnellement, la pensée d'un dirigeant oscille le plus généralement entre l'autocratie - il n'y a qu'une seule façon de penser: la mienne - et le consensus - tout d'abord assurons-nous bien que tout le monde est d'accord - La communauté Linux a l'autocratie en horreur, mais elle court le risque, à l'opposé, de trop faire confiance au consensus comme à l'unique moyen de parvenir à ce que tout le monde se sente bien. Pour moi, une troisième option, bien plus utile et plus efficace, est à prendre en considération : la conduite de projet par auto-différenciation. Les différentes personnes à la fois très impliquées dans un projet, et disposant d'un bagage technique suffisant, développent simultanément une vision de l'utilisation finale et un processus capable d'amener vers ce produit de leur imagination. Dans ce contexte le projet n'est ni dominé par les représentations ou les préférences d'une seule personne, ni totalement dépendant de l'accord de tous sur cette vision et sur ce processus.

Une bonne direction c'est une saine auto-différenciation. Le terme de différenciation vient de la biologie et des sciences physiques. Si nous l'employons ici c'est parce notre sujet relève précisément de ce domaine d'étude, et ce n'est pas pour emprunter naïvement un mot à un domaine et l'appliquer à un autre. La différenciation est un mécanisme fondamental de l'évolution de la vie. C'est la manière qu'ont les cellules de s'assembler afin de fonctionner de manière collective sans perdre leur individualité. Il n'y a rien à l'intérieur d'une cellule qui les fasse fonctionner d'elles-mêmes de telle ou telle façon. Si elles font ce qu'elles font, c'est à cause de (a) leur capacité différenciée à maintenir leur individualité tout en restant reliées aux autres cellules au sein d'un organisme vivant, (b) leur place dans cet organisme, et (c) le rôle organisationnel et fonctionnel de l'organisme lui-même.

La différenciation existe au niveau des cellules et au niveau des organes, dans toutes les parties des corps en bonne santé ainsi qu'au niveau de la stratégie de ce même corps.
La différenciation est un principe de vie. C'est pour cela qu'il est utile et légitime de s'approprier ce concept du monde de la biologie et de l'appliquer à d'autres "mondes", et pourquoi pas, au niveau macroscopique, au développement évolutionniste général de Linux et, au niveau microscopique, aux contributions faites par des individus ou par de petits groupes à tel ou tel projet.


 

Les quatre principes de l'auto-différenciation

Voici les quatre principes de l'auto-différenciation et comment ils s'appliquent à la conduite de projet :

(1) Le chef de projet bien-différencié accorde de la valeur à la différence et à l'indépendance;, c'est dire qu'il n'est pas un dictateur. Le fait d'avancer tous obligatoirement au même rythme a fortement tendance à émousser la créativité. Etre un chef bien-différencié c'est à la fois maintenir une solide position pour soi-même au sein d'un système relationnel reposant sur des échanges sains - respecter ouvertement soi-même et les autres - et sur la transparence - être clair au sujet de ses propres buts et méthodes, et attendre des autres la même attitude. La différenciation, c'est la capacité de chacun à rester autonome et en même temps en relation. A un haut niveau de différenciation, il faut maintenir ce que j'appelle une présence non-impatiente. Ce terme mérite quelques éclaircissements. Dans une relation, l'impatience débouche le plus souvent sur l'une des deux attitudes suivantes, improductives l'une comme l'autre : l'absence sans impatience - s'abstraire tout simplement de la tension - et la présence impatiente - discuter, critiquer, etc... La présence non impatiente signifie que l'on reste en relation avec les autres, et en même temps concentré sur la grande tâche commune.

La notion de différenciation n'est pas liée au nombre de personnes impliquées. Ce qui est important, c'est la qualité des relations que le chef a en tête. Le micro-management est passif-agressif, trop impatient, et il étouffe la créativité. Une communication claire et concise réduit l'anxiété et favorise la vue à long terme et la créativité chez l'autre.

(2) Un chef de projet bien-différencié recherche la transparence, tant pour son projet que pour les besoins des autres. Il vous faut élaborer votre propre vision de ce que vos convictions vous poussent à faire, et de ce qui sera votre investissement personnel au cours de la réalisation de l'objectif. Le premier rôle d'un chef est de fournir une vue à long terme. Etablissez clairement vos buts. Ayez bien en main vos convictions, avant les autres. Faites cela à titre de marque d'identité propre et non pas pour amener les autres à faire telle ou telle chose : oici ce que je pense... voilà où je veux aller..., et non pas : voici ce que nous devons tous faire. Parmi les membres d'un projet, le chef est celui qui est capable de s'exprimer avec le moins de propos négatifs. Lors d'une crise, le chef dirige en adoptant une conduite ferme et tranchée. Ce processus n'est ni une totale confiance en la construction d'un consensus, ni une astuce pour régner. Un chef bien-différencié favorise une saine différenciation chez les autres.

Le chef de projet fait appel à la communauté pour obtenir des contributions. Il exige alors de ses interlocuteurs qu'ils interviennent clairement en tenant compte des besoins de l'utilisation finale autant que des questions techniques. Des délais précis sont attachés à chaque appel à contributions. Un chef bien-différencié articule clairement les paramètres fondamentaux qui deviendront les contraintes propres au projet.

Les contributions reçues sont publiées sur un site web permettant à la communauté seul-edu, ainsi qu'aux autres personnes intéresées par le projet, de se tenir au courant. Les chefs de projets restent concentrés sur leur vision et sur leur processus. Ils ne cherchent pas à faire plaisir à tout le monde. Leurs propres états affectifs n'ont aucun caractère central dans leurs motivations. C'est le processus récursif du développement libre qui, à travers la conduite différenciée du projet, maintient l'ensemble dans un état d'activité, de productivité et d'honnêteté.

(3) Mettez les forces en oeuvre. Les critiques positives renforcent souvent les relations de travail ainsi que le projet lui-même. Les critiques négatives provoquent de l'impatience : c'est comme si l'on voulait prendre de l'importance, dominer le processus pour infléchir les vues un peu plus étroites de certéains membres un peu plus faibles du système. L'esprit critique trop virulent est une manifestation de dépendance. Il dit: "vous devez changer pour que je me sente mieux". Les gens passifs-agressifs n'ont de pouvoir que lorsque vous avez besoin d'eux.

Ne vous focalisez pas sur le contenu de critiques inapropriées. Reculez-vous, prenez de la distance. Observez le processus dont le contenu n'est qu'une petite partie souvent sans importance. Cette attitude réduit le danger de se retrouver pris dans des arguties sans véritable intérêt. Une vision plus tournée vers le processus réduit l'anxiété de la personne, favorise une contribution plus réaliste à la résolution des problèmes et minimise l'impatience au sein du système relationnel lui-même.

Le meilleur moyen de faire en sorte que le caractère dépendant des personnes qui ont tendance à l'être travaille dans votre sens, est de ne pas se focaliser sur cette dépendance. Que ce soient les réponses autocratiques, ou la trop grande confiance dans un consensus, les deux attitudes sont l'expression d'une sensibilité trop grande à la relation elle-même, et perpétuent la faiblesse chez soi-même et les autres. En évitant toute réaction, la conduite de projet bien-définie tue dans l'oeuf les attitudes par trop dépendantes. Si par malheur l'esprit négatif semblait vouloir prendre le dessus, la meilleure solution serait pour le chef de produire un discours du genre "je rêve que..." Une vision bien définie agit telle un antibiotique à large spectre, et tout ce qu'il est possible de calmer sera de cette manière effectivement calmé.

(4) Reconnaissez l'importance des relations ludiques. Restez relié aux autres dès le début, et même face à un sabotage. Le brillant et le charme sont des illusions de relation et sont en réalité des conduites de distance. Rester en relation ne signifie pas nécessairement rester sérieux. Ne soyez pas trop sérieux, même avec les choses sérieuses. L'humour est plus profond que le érieux. Nous participons tous (en nous amusant) à des choses merveilleuses, à l'ombre et dans l'esprit d'un pingouin, et non - disons - d'un reptile. Les reptiles sont toujours tellement sérieux. Les tortues, les salamandres ne jouent pas.

La vie humaine, c'est notamment la réplication de l'ADN, un processus qui porte un risque d'erreur. Nous savons que l'ADN produit également des enzymes de réparation qui corrigent les erreurs les plus importantes, sans pouvoir les corriger toutes. A mon avis, la bonne humeur ressemble à une enzyme de réparation. L'approche ludique pourrait bien favoriser la guérison alors que tout a déjà été tenté.

Dans un projet, consacrez quatre-vingt pourcent de votre temps au projet lui-même et vingt pourcent au système relationnel. Les gens travaillent bien lorsqu'ils se sentent reliés.


 

Résumé

La conduite de projet suppose à la fois une vision clairement définie de l'utilisation finale, et un processus technique. Au départ il faut un cadrage des besoins de l'utilisateur à la fois concis, dense et extrêmement clair. Puis le projet évolue en un système relationnel bien-différencié. Le chef gouverne non pas en essayant de couvrir toutes les bases auxquelles on peut penser, mais plutôt par un travail au sein des paramètres bien-différenciés de son projet. C'est une direction par pose de frontières. Voyons maintenant de quoi vous êtes, ou non, capable. Il n'est pas nécessaire que tout arrive en même temps dès la première tentative. Aucun produit ne satisfera jamais l'ensemble des besoins existants.

Douglas Ort

ort@imcnet.net

Cet article est basé sur les idées de Murray Bowen (1913-1990), médecin psychiatre, qui développa une approche naturaliste du fonctionnement de l'homme. Cependant, l'application de l'analyse des systèmes à la conduite de projet est de moi et ne devrait pas être attribuée à un autre sans vérifications.

Je voudrais exprimer ma profonde gratitude à M. Edwin Friedman, rabin et docteur en théologie (1932-1996), qui fut à la fois penseur, brillant et plein d'humour, rabin, thérapeute de familles. J'ai trouvé des échose de la pensée de Ed Friedman dans le célèbre essai de Eric Raymond, datant d'une année auparavant.

Mes remerciements à Roman Suzi pour le temps et l'effort qu'il a fournis pour sa traduction en russe de mon document, et pour les importantes améliorations qui ont résulté de nos discussions à cette occasion.

La traduction française est d'Odile Bénassy et le texte original en anglais se trouve à cette adresse.

Pour cet article : © 1999 Douglas Ort : OpenContent Public License http://www.opencontent.org/opl.shtml.